Odyssées et sentiment océanique
Michel Poivert
Comme on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, il y a fort à parier que l’on ne fasse pas non plus de bonnes photographies grâce à la seule compassion. Une réflexion esthétique, c’est-à-dire une pensée des formes nécessaires à l’expression d’une sensibilité et d’une réalité, permet de toucher au-delà de la relation des faits, la portée des situations. Odyssées d’Aglaé Bory se range dans cette catégorie : la photographie est ici une ode et non une complainte.
Le débat est classique lorsqu’il s’agit de photographie sociale : la qualité d’un travail réside-t-il dans la force descriptive d’une situation et sa puissance de dénonciation ? ou bien dans la distance prise à l’égard du singulier et son pouvoir d’universaliser le propos ? L’œuvre doit-elle coller à la réalité ou exprimer la sensibilité du photographe pour transmettre un message ? Faux débat dira-t-on. Une photographie documentaire est confrontée à des choix de formes tout autant qu’une photographie qui s’appuie avant tout sur la liberté d’invention afin de toucher son objet.
Longtemps le photoreportage a pris en charge les questions sociales, allant jusqu’à éprouver ses limites par les effets du regard compassionnel - quelle photo choc a réellement entraîné une prise de conscience ? Mais bien avant ce métier de l’information, les pratiques documentaires de la photographie ont travaillé la question de la représentation sociale à travers l’usage de l’image par les réformateurs sociaux (Lewis Hine le premier peut-être au début du XXe siècle) c’est dans cette veine, celle des causes, qu’il faut chercher les meilleurs travaux et comprendre notre héritage. La photographie contemporaine est aujourd’hui souvent associée à l’art contemporain (plus qu’au monde de l’information), c’est donc dans cette question reliant éthique et politique des formes visuelles que résident les enjeux.
Odyssées d’Aglaé Bory a obtenu les suffrages du jury pour la première édition du Prix Caritas. Par la qualité intrinsèque de la proposition photographique, mais aussi par la volonté du jury de souligner l’apport que constitue à la cause sociale une écriture poétique assumant une forme de responsabilité. Le choix d’articuler des portraits de personnes en centre d’hébergement au grand genre de l’odyssée est ambitieux. Il rejoint le défi moderne qui consiste à sortir des hiérarchies, à « monumentaliser l’illégitime ». Il s’agit de relier ici des destins suspendus aux politiques migratoires européennes au grand récit de la culture occidentale. La référence à l’Odyssée vient ainsi amplifier les images des vies éprouvées par la situation d’attente, entre renoncement à son pays de départ et incertitudes quant à l’accueil de son pays d’arrivée. Ces odyssées anonymes s’universalisent ainsi pour rejoindre l’imaginaire collectif, en conférant aux silences de tous ces personnages l’intensité d’un déchirement.
Figurer le manque ne peut s’opérer que par la métaphore. Comment exprimer l’incertitude autant que la douleur d’un passé abandonné, et toutes ces images qui viennent à l’esprit lorsque le temps n’est plus à l’action, que l’on dépend de lointaines décisions qui vous ramènent à votre seul être ? Évoquer cette distance, autant physique que psychique, nécessite la construction d’une seconde image comme une légende mentale de la première où le corps construit l’espace ici et maintenant. Et cette relation d’image à image, permet d’évoquer le « sentiment océanique » (Romain Rolland) - sentiment d’unité avec ce qui vous entoure, et qui est ici l’espoir d’en finir avec ce qu’on laisse tout comme avec ce qui nous menace. Représenter l’espoir qui naît dans l’entre-deux des existences bousculées par l’Histoire.
Aglaé Bory s’est arrêtée au Havre, dans un grand port qui est une porte : un seuil. Et toute sa photographie odysséique est travaillée par cette question du seuil, d’un dehors qui entre par sa lumière et les souvenirs d’un dedans qui déborde de ses frontières. Les êtres, représentés dans la force de leur absorbements, sont riches de cette tension grave qui paralyse le regard intérieur. Leur existence n’est-elle pas elle-même dans cette situation de seuil ? Donnée à voir l’épopée autant que l’incertitude, contenir en un ensemble de portraits-situations la condition contemporaine des hommes, des femmes et des enfants, permet d’éviter le registre compassionnel de la victimisation et attribue aux individus leur puissance réelle : leur devenir en fait des acteurs de l’Histoire.