Une commande nationale du CNAP
"Flux une société en mouvement"
Conversations silencieuses
Léa Bismuth
Ce sont des êtres entre doute et espoir. Des figures qui attendent que l’on statue sur leur sort, que l’on décide de leur destin, et de l’air qu’ils respireront. Aglaé Bory les qualifie de figures mobiles : peut-on attendre et être mobile ? Oui, dans la mesure où cette attente est qualifiée par le mouvement, le déplacement, qui est à son origine : une mobilité de survie et d’exil a initié cette attente, face à un jugement qui tarde à venir, et l’immobilité paradoxale qui en découle. Pour ces photographies, deux lieux ont été privilégiés : l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides) et le CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile), deux organismes situés en région parisienne. Après plusieurs démarches, Aglaé Bory a obtenu l’autorisation de se rendre, pour des prises de vue, dans ces administrations françaises de juridiction appliquée aux flux migratoires. Elle souhaitait photographier ces lieux vides : un bureau, un ordinateur, des fauteuils standardisés, des lieux d’instance, des chaises alignées pour une audience. Les lieux vidés de leur personnel acquièrent une visibilité inattendue : l’institution est dévoilée dans sa nudité, sans anecdote ni fioriture. Les juges ont déserté. Les micros et les salles d’attente deviennent les décors d’une action d’une importance capitale pour ceux qui en sont l’objet. D’un côté, l’institution ; mais de l’autre, les êtres bien vivants contraints de s’y soumettre. L’humanité du portrait photographique prend alors toute son ampleur, contrastant avec la froideur des décors ; et c’est bien l’intérêt de ce montage, ou de ce vis-à-vis, entre l’administration et les personnes photographiées, quant à elles, dans des centres d’hébergement. Certaines ont obtenu gain de cause, d’autres vont en appel, toutes font l’objet d’une enquête relative à leur statut de demandeur d’asile.
Afin de rencontrer ces migrants exilés, Aglaé Bory réalise d’abord un appel à volontaires. Ensuite, c’est par la parole que des liens humains se construisent, que l’échange de confiance a lieu, de même que les récits se formulent. Si des images sont prises dans l’intimité d’une chambre d’un centre d’hébergement, d’autres sont capturées en extérieur, à la lumière du soleil. Refusant le misérabilisme, c’est avant tout, pour la photographe, d’un art du portrait qu’il s’agit, de même que d’un espace de respiration mutuel et concerté, en lumière naturelle, entre elle et eux. « Faire un portrait, c’est avant tout trouver la distance la plus juste. C’est aussi une manière de rendre visible, tout en respectant l’unicité de la personne. Une conversation silencieuse a lieu, à la recherche d’une intériorité réelle » explique l’artiste. Ces personnes viennent par exemple du Vietnam, de Guinée, de Mauritanie, d’Afghanistan : elles témoignent ici, par leurs corps, de ce que peut être ce temps de latence, d’expectative quant à l’avenir. Une femme est allongée sur son lit, tournant le dos à l’objectif. Un homme apparaît dans l’embrasure d’une fenêtre. Une silhouette se détache sur un mur de pierre. Et les regards prennent le large. Un autre homme, épris de liberté, est immergé en pleine mer.
Pour conclure, on peut mentionner une œuvre qui fait le lien entre les deux espaces convoqués par l’artiste — l’institution et l’humain : la série Fingerprints consiste à détourner l’usage du prélèvement des empreintes digitales afin d’en faire la matrice d’un dessin libre et singulier, investissant la page blanche. D’une manière générale, ce qui compte, c’est de garder une trace des présences en tant qu’elles sont celles d’individus.