« Ce sont des photographies d'intérieurs. Des intérieurs d'appartements et des intérieurs de soi. J'ai fait irruption dans des logements inhabités, délaissés, vendus, vidés, à moitié. Et ces intérieurs deviennent des miroirs de mon intériorité mais aussi de l’histoire des femmes qui m’ont précédées. Leurs objets sont encore là, les traces de leurs vies, un savon, des rideaux, des marques de tableaux, des photographies. Je suis vivante dans ces lieux figés par l'absence.
Je suis entrée par effraction dans le silence de ces appartements oubliés. J'ai ouvert les volets, j'ai fait entrer la lumière, j'ai soulevé la poussière. J'ai laissé le désordre, les lits défaits, les meubles poussés. Je me suis glissée sous les tapis, je me suis allongée sous les matelas, je me suis cachée sous les couvertures, je me suis mêlée aux motifs, je me suis fondue dans le décor.
C'est un combat entre la disparition et la permanence. Entre la visibilité et l'invisibilité. »
L'intérieur des maisons a longtemps été et est encore le lieu circonscrit aux femmes. Le statut de femme d'intérieur, de femme au foyer est devenu un archétype du féminin. Les femmes ont été ainsi réduites à une invisibilité sociale. Et aujourd’hui encore elle perdure pour nombre d’entre elles, en France ou ailleurs.
Le registre de l'intériorité est lui aussi devenu par extension le domaine du féminin. En dissimulant un corps de femme dans le décor, caché et dévoilé, visible et invisible, discret et pourtant incongru, Aglaé Bory a voulu mettre en lumière la correspondance des intérieurs réels et symboliques. Ce corps ne trouve plus sa place dans cet espace désigné.
En tentant de se soustraire au lieu qui le définit, ce corps de femme affirme son malaise et son désir de sortir de cet espace imposé. Pourtant il y reste encore confiné, cherche à y disparaître. Mais devant l'oeil témoin d'un objectif. Cet acte prend toute sa force puisqu'il s'agit du corps de la photographe elle-même.
L’espace domestique est ainsi à la fois lieu d’enfermement mais aussi espace de création, source d’inspiration et de réinvention de soi « car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice » comme l’écrivait Virginia Woolf dans « Une chambre à soi ».
Virginia Woolf a ouvert la voie puis les années 70 ont permis de déconstruire les stéréotypes, de construire la liberté et l'autonomie des femmes et de libérer leur force créatrice. Questionner les stéréotypes produits au sein de l'espace domestique a été l'apanage des femmes artistes, premières concernées par ces contraintes.
Aujourd'hui il reste encore un chemin à parcourir vers l'égalité et l'équivalence femmes- hommes. Et les femmes artistes continuent de questionner ce sujet complexe pour tenter de remettre les femmes au centre d'une histoire de l'art dont elles étaient absentes et au centre de sociétés qui ne leur laisse pas leur entière place et légitimité.
Le geste photographique d’Aglaé Bory révèle cette ambivalente et nécessaire affirmation: opposer le besoin de se soustraire au regard pour recouvrer une liberté, assumer le désir d'être pourtant regardée et crier la nécessité d'être vue pour exister. Autrement.